Quand l'argile devient langue et la peau se fait mémoire.
Il y a des expositions qui murmurent. D'autres qui crient. Celle d'El Meya fait bien plus : elle incante. Avec Terracotta, l'artiste-peintre, de son vrai nom Maya Benchikhelfegoun, compose une ode visuelle loin des clichés orientalistes qui ont figé pendant trop longtemps la femme algerienne en objet passif de contemplation. Ici, la femme reprend la parole, le pinceau et l'histoire
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«Nous allons maintenant raconter notre propre histoire, notre propre récit, au lieu d'être simplement des objets figuratifs», affirme-t-elle avec une détermination tranquille. Cette déclaration résonne comme un manifeste à travers toute l'exposition, structurée tel un récit initiatique où chaque tableau devient chapitre d'une quête identitaire profonde.
Cette exposition trouve un écrin à la hauteur de son propos : la Galerie Seen Art, fondée en 2016 par Randa Tchikou, qui s’est donnée pour mission de soutenir la jeune génération d’artistes algériens et de révéler de nouveaux talents, parmi lesquels Yasser Amar, Bardi, ou encore Adlane Samet. En accueillant Terracotta, la galerie confirme sa vocation de lieu de découvertes et d’audaces, où l’expérimentation esthétique rencontre la profondeur du discours artistique.
«Être galeriste en Algérie, c’est avant tout une question de passion et de persévérance. Il faut aimer les artistes, croire en leur potentiel et refuser de se laisser guider uniquement par le commercial pour défendre une véritable vision de l’art algérien», souligne Randa Tchikou, commissaire de l’exposition.
La force de Terracotta réside autant dans son propos que dans sa mise en scène. El Meya orchestre son parcours avec la précision d'une conteuse qui sait que l'ordre des mots fait le sens de l'histoire. Le choix de la couleur terracotta n'est pas anodin. Cette teinte d'argile cuite évoque les poteries ancestrales, le travail des mains féminines dans la terre, cette "chair" dont parle l'artiste.On sent sous le pinceau la connaissance intime de la matière, sa résistance et sa docilité.

L'exposition s'ouvre sur le triptyque des Déesses Ayur (la Lune), Ifri (la Terre) et Tanit, (la Matrice). Ces figures mythologiques amazighes incarnent la maternité, la protection et cette féminité ancestrale que l'artiste s'attache à exhumer de l'oubli, mais sur le plan chronologique, Le Sceau est l'œuvre fondatrice où tout a commencé. Initialement conçue pour revisiter le patrimoine des timbres algériens, cette pièce porte en germe toute la démarche ultérieure. Face au constat d'un manque criant de représentations féminines dans la philatélie, El Meya décide de combler ce vide. Le timbre postal, ce petit rectangle censé représenter la nation, devient métaphore du projet tout entier : apposer son sceau, marquer son territoire, certifier une présence. S'ensuit Gardiennes et boxeuses, un triptyque qui fait exploser la palette dans un "clash chromatique" assumé. Les couleurs vivaces éclatent avec une vitalité contemporaine. «La femme investit la scène, elle est sportive, elle est présente».
La transition s'opère avec les autoportraits qui marquent ce moment de bascule où l'artiste pose ses armes pour se regarder elle-même. «Il faut d'abord commencer par soi», dit-elle simplement. Comment questionner la représentation féminine sans d'abord s'interroger sur sa propre image ? On quitte ici les couleurs exubérantes pour une palette plus intérieure, plus sourde, un retour à l'essentiel. Terracotta, couleur de la chair. Le tatouage est désormais plus qu’un élément esthétique, il est medium. Sorte de totem avec les symboles figuratifs du tatouage ancestral amazigh : papillon, poisson, oiseau …
C'est en peignant Fatma N'Soumer et Cheikha Rimitti dans un travail antérieur que le déclic s'est produit. Le tatouage berbère, d'abord élément décoratif, s'est imposé comme clé de lecture. «Je me suis dit qu'il était important de me poser et de vraiment travailler ce sujet, que ce ne soit pas juste un élément décoratif dans la peinture», confie l'artiste.

La série Les Pas de la Gazelle prolonge cette plongée autobiographique avec une grâce mélancolique. El Meya y explore la métamorphose et l'évolution intérieure, cette conversation intime entre l'enfant qu'on fut et l'adulte qu'on devient. La gazelle – vigilance, élan, liberté, beauté, grâce – devient le totem d'une réflexion sur les canons de la beauté et leur emprise. Dans ces toiles affleure quelque chose de vulnérable et de puissant à la fois, cette force fragile propre aux grandes introspections.
Pour El Meya, le corps féminin, la poterie et la maison forment une trinité sacrée, trois surfaces sur lesquelles les femmes ont inscrit depuis des temps immémoriaux, un langage qui leur est propre. Cette vision poétique transforme chaque motif en alphabet, chaque courbe en grammaire d'une mémoire féminine transmise de génération en génération.
Visuellement, Terracotta frappe par son minimalisme. Des compositions épurées dominées par ce rouge terreux qui donne son titre à l'exposition. El Meya travaille la couleur comme on travaille l'argile avec respect et sensualité. Les animaux emblématiques de la région – cheval barbe, gazelle, sloughi – accompagnent les portraits en silence, présences totémiques qui ancrent les figures féminines dans leur territoire.
«Avec Terracotta, El Meya compose sa propre chronique des années de braise. Pas celle de la longue nuit coloniale, ni même celle de la terre brûlée, mais une chronique des temps immémoriaux, lorsque l'argile se couvrait de signes pour engendrer le féminin sacré.» Lydia Haddag, historienne de l'art.
Cette formule de Lydia Haddag, qui signe le texte de présentation de l’exposition, résume le geste artistique d'El Meya. Elle ne cherche pas à dénoncer, mais à révéler, à faire affleurer ce qui a toujours été là, enfoui sous les couches de représentations imposées de l'extérieur. Elle ne peint pas contre l'orientalisme, elle peint à côté, ailleurs, dans une autre langue visuelle qui préexistait aux fantasmes coloniaux.
Chaque portrait devient ainsi témoignage identitaire, lieu de fusion entre tradition et modernité. Les figures historiques Fatma N’soumer et la Kahina côtoient les déesses mythologiques et les autoportraits contemporains dans une continuité temporelle où l'essentiel demeure : la force, la grâce et la complexité du féminin amazighe.
El Meya ne hiérarchise pas : la déesse et la femme sportive, l'ancêtre tatouée et l'artiste contemporaine appartiennent au même continuum, participent de la même histoire.
Terracotta s'affirme ainsi comme un acte de réappropriation réussi, non pas dans la revendication bruyante, mais dans l'évidence tranquille d'une parole enfin prise. El Meya ne cherche pas à convaincre : elle affirme, elle montre, elle raconte. Et dans cet ocre chaleureux qui baigne l'exposition, on reconnaît la couleur de la terre d'ici, celle qui a toujours porté et nourri ces femmes qu'on avait oubliées d'écouter.
Une exposition essentielle, à la fois autobiographique et collective, où l'intime rejoint l'universel dans la matière noble de l'argile et la beauté têtue d'un patrimoine enfin raconté de l'intérieur.
Terracotta, El Meya, visible à Seen Art Gallery, Alger jusqu'au 4 novembre 2025