Et si le cinéma se regardait sans être entendu ?
Vous êtes sûrement déjà allés au cinéma, comme beaucoup d’entre nous. Mais avez-vous déjà assisté à la projection d’un film en noir et blanc, sans paroles, sans son, sans même les visages de celles et ceux qui parlent ? C’est pourtant cette expérience singulière que nous ont proposée Nadja Makhlouf et Raphaël Pillosio lors de la projection de leurs deux films, Entre minuit et 6h du matin et Les mots qu’elles eurent un jour, au cinéma Les 3 Luxembourg, à Paris.
Un court-métrage pour faire parler les oubliées de l’Histoire
La soirée a débuté avec le court-métrage de Nadja Makhlouf, photographe franco-algérienne, intitulé Entre minuit et 6h du matin. Ce film de 6 minutes met en lumière les récits de six femmes immigrées, détenues à la prison de la Petite Roquette à Paris durant la guerre d’Algérie. Certaines d'entre elles avaient été emprisonnées pour leur engagement politique, avant de réussir à s'évader.
Interrogée par DZDIA, Nadja explique :
« Ce film raconte l’histoire de ces femmes combattantes, clandestines, résistantes, qui ont lutté pour survivre. J’ai découvert l’existence de cette prison, puis que des femmes y avaient été condamnées. En apprenant qu’elles s’étaient évadées une nuit, j’ai trouvé cela extraordinaire. Il fallait raconter cette histoire. »
Le film, sobre et poignant, utilise la photographie et la voix off pour redonner vie à ces parcours méconnus, dans une esthétique dépouillée mais puissante.
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Une quête de mémoire à travers le silence
Après ce premier film, place à Les mots qu’elles eurent un jour, long-métrage réalisé par Raphaël Pillosio. Ce documentaire part d’une archive filmée en 1962 par Yann Le Masson, où l'on voit des militantes algériennes à leur sortie de prison. Mais la bande son a disparu. Le film devient alors une enquête sur cette absence : que disaient ces femmes ? Qui étaient-elles ? Que reste-t-il de leur engagement ?
En 1962, Yann Le Masson filme des militantes algériennes à leur sortie de prison en France. 50 ans après, alors que la bande son a disparu, le réalisateur Raphaël Pillosio part à la recherche de ces femmes. C’est un essai sur le cinéma, sur l’Histoire, sur ce qui subsiste.
Le film fait appel à deux personnes sourdes qui tentent de lire sur les lèvres les propos échangés. Mais tout est fragmenté. Cette perte ne sera jamais comblée, et c’est dans cette faille que s’ancre la force du film.
Des héroïnes invisibles, reléguées à l’ombre
Ces femmes, agents de liaison ou poseuses de bombes, ont souvent été torturées, emprisonnées, puis réduites au silence après l’indépendance. Rejetées dans des vies domestiques, elles ont été écartées de la scène politique. Le film rappelle cruellement que l’émancipation de ces femmes a été mise entre parenthèses dès que leur « utilité » dans le combat s’est estompée.
Sébastien Ledoux, historien interrogé par DZDIA, résume :
« Le film raconte l’histoire d’une archive muette. On voit des femmes, on devine leurs paroles, mais on ne les entend plus. C’est une quête d’identité, de mémoire, de vérité. »

Un public ému, une mémoire à faire circuler
La projection a profondément touché le public. Beaucoup de spectateurs, d’origine algérienne, ont vu leur propre histoire ou celle de leurs proches résonner dans les images à l’écran. L’émotion était palpable.
Ces deux films rappellent que la mémoire est un combat. Elle ne doit pas rester confinée dans les archives, mais être transmise, racontée, partagée. Ce qui a été effacé peut être réécrit, à condition d’avoir le courage de l’écouter à nouveau — même en silence.