Il trône fièrement dans l’une des galeries du Musée national des Beaux-Arts d’Alger. Silencieux, majestueux, Le Porteur d’eau d’Hippolyte Lazerges semble suspendre le temps. Et pourtant, derrière ce tableau devenu emblématique de la peinture orientaliste, se cache une histoire à la fois tendre et poignante, celle d’un artiste, d’un modèle, et d’une époque.
Hippolyte Lazerges (1817-1887), peintre orientaliste français de renom, s’installe très tôt en Algérie. Dès son adolescence, il quitte Narbonne pour Alger avec son père. S'il poursuit ensuite sa formation artistique à Paris, c’est bel et bien en terre algérienne qu’il choisira de poser ses pinceaux pour de bon, séduit par les lumières, les visages, les ruelles vibrantes de vie. Alger devient pour lui une muse.

C’est dans ce décor qu’il croise un jour un homme d’un certain âge, originaire de Biskra. L’allure digne, le visage buriné, l’homme gagne son pain en portant de lourdes cruches d’eau dans les rues d’Alger. Fasciné par son charisme et sa prestance naturelle, Lazerges lui propose de poser pour lui. Une rémunération est prévue, mais très vite, leur lien dépasse la simple relation entre un artiste et son modèle. Une véritable amitié naît entre les deux hommes.
Jour après jour, dans le calme de l’atelier, la toile se construit. On y voit le porteur d’eau, debout, paisible, adossé à un mur de la Casbah, une cigarette à la main, sa cruche de cuivre posée à ses pieds. À gauche, une femme remplit sa jarre à une fontaine. La scène respire l’authenticité, baignée d’un subtil clair-obscur qui restitue à merveille l’atmosphère d’une ruelle d’Alger.
Mais un matin, le vieux Biskri ne vient pas. Ni le lendemain. L’inquiétude s’installe. Lazerges, qui sait que son ami n’a ni famille ni domicile fixe, entame des recherches. Il apprend alors, bouleversé, que son modèle est décédé la nuit précédente, dans le café maure où il avait l’habitude de dormir. Sa dépouille avait été transférée à la morgue de l’hôpital Mustapha, dans l’attente d’une éventuelle réclamation. Faute de quoi, le corps devait être destiné à la science.
Horrifié, Lazerges agit immédiatement pour lui offrir des funérailles dignes. Il prend en charge les démarches et l’enterrement. Et dans son atelier, en guise de souvenir et d’hommage, il conserve la cruche de cuivre de son ami défunt. Elle y restera jusqu'à sa mort le 21 octobre 1887 à la villa Roux, Mustapha, Alger, aux champs de manœuvres.
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Un témoignage d’humanité
Ce tableau, au-delà de sa finesse picturale, porte en lui une charge émotionnelle rare. Ce n’est pas seulement une scène de rue figée sur une toile : c’est le récit d’un lien sincère entre deux hommes que tout opposait, si ce n’est leur humanité partagée. C’est aussi un témoignage silencieux d’une époque, d’une ville, d’un regard bienveillant posé sur ses habitants.
Aujourd’hui encore, Le Porteur d’eau continue de parler à ceux qui croisent son regard au musée. Il raconte Alger, l’Algérie, mais aussi la dignité des petits métiers, la beauté du quotidien, et l’importance des gestes simples. Il nous rappelle qu’un tableau peut être bien plus qu’une œuvre d’art : il peut être une tombe, une mémoire, un poème silencieux.