La photographe algérienne Ilhem Kadi, fondatrice d’Aura Studio, signe une œuvre qui se lit comme un manifeste visuel. Inspirée par le tableau d’Étienne Dinet "Esclave d'amour et Lumière des yeux : Abd-el-Gheram et Nouriel-Aïn" (1900) elle en propose une réinterprétation contemporaine, poétique. En déplaçant subtilement les codes du chef-d’œuvre, elle y insuffle les couleurs, les visages et les sensibilités de l’Algérie d’aujourd’hui.
Ilhem Kadi ne se contente pas d’un hommage formel : elle revisite la scène pour y inscrire un message actuel. La femme noire, incarnée par Chanelle, symbolise une part essentielle mais longtemps éclipsée de l’héritage visuel algérien : celui des populations noires, enracinées dans le Sud, présentes dans les histoires, les familles et les imaginaires. Une Algérie contemporaine en pleine mutation sociale, trait d’union entre le Sahel et la Méditerranée. À ses côtés, l’homme blond, Yanis, drapé dans un burnous d’une grande élégance signé Maison Sofana, évoque la continuité et la noblesse d’un vêtement patrimonial porté lors des cérémonies et transmis de génération en génération.

Ce geste artistique prend tout son sens au regard de l’histoire de l’œuvre originale. Étienne Dinet (1861-1929), formé à Paris, découvre l’Algérie en 1884 et s’installe définitivement à Bou-Saâda en 1895. Converti à l’islam en 1913 sous le nom de Nasreddine Dinet, il peint l’Algérie depuis l’intérieur, dans sa vérité sociale, spirituelle et humaine. Son art, à la fois réaliste et empathique, continue de susciter admiration et débats. L’historiographie nationale le distingue souvent du colonialisme, retenant de lui un attachement sincère aux valeurs et à la culture locales.
« J’ai voulu revisiter ce chef-d’œuvre d’Étienne Dinet en lui insufflant une vision contemporaine, incarnée par la diversité de notre Algérie d’aujourd’hui. À la place des visages attendus, j’ai choisi une femme noire et un homme blond. Pour rappeler que notre terre est faite de brassages, de nuances, de métissages anciens et nouveaux », explique Ilhem Kadi.
La photographe introduit également un détail inattendu : un biscuit Bimo trempé dans un verre de lait, c’est la madeleine de Proust version DZ. Un geste simple, presque enfantin, mais chargé de sens.
« Tremper un biscuit Bimo dans un verre de lait, c’est tout un monde de douceur partagée.” Ilhem Kadi
L’Algérie que la photographe donne à voir est faite de strates, d’influences multiples, de visages qui échappent aux stéréotypes. Une Algérie « vivante, mouvante, infiniment riche de ses peuples et de leurs histoires entremêlées ». La composition photographique reprend la mise en scène intime et enveloppante de Dinet, tout en l’ouvrant vers une pluralité assumée. Chanelle et Yanis ne jouent pas, ils incarnent. Dans les drapés comme dans les regards se lit une Algérie qui accepte enfin de se voir dans toutes ses nuances.

Par ce travail, Ilhem Kadi ne se limite pas à honorer un peintre aimé. Elle cherche à représenter l’Algérie actuelle dans toute sa diversité et sa contemporanéité. L’un et l’autre, à un siècle de distance, rappellent que l’art est un outil de reconnaissance et de transmission.
En un seul cliché, Ilhem Kadi réunit mémoire et présent, intime et universel, geste simple et symbole profond. La force de son hommage réside dans cette capacité à faire tenir toute une Algérie dans un regard, un vêtement, un biscuit et un verre de lait et à rappeler que, comme l’œuvre de Dinet, notre patrimoine ne se fige jamais, il se réinvente.
Créé en 2022, Aura Studio se spécialise dans la photographie artistique et professionnelle. Il accueille particuliers, professionnels et artistes parmi lesquels Iman Noel, les frères Bosli, Chazil ou encore Maya Benchikh El Fegoun pour des portraits où l’exigence esthétique se mêle à la sensibilité du regard.
