Voix montante du jeune cinéma algérien, Imene Ayadi signe avec Nya (2023), un film à fleur de peau, où l’enfance frôle l’indicible dans un contexte chargé de tensions sourdes. C’est l’histoire de Anya (Melissa Benyahia), une enfant en attente du retour de son père, ignorante du chaos qui déchire l’Algérie durant la Décennie noire.
Rencontrée à Alger lors de l’exposition Fen & Visions du collectif KulturEntik, la réalisatrice revient pour Dzdia sur la genèse de ce court-métrage, salué par la critique et récompensé par plusieurs prix, dont une mention spéciale du jury jeune au Festival Tous Courts d’Aix-en-Provence en 2024. Elle évoque également un parcours façonné par l’écriture, les plateaux et le besoin d’inventer ses propres récits.
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Vous avez commencé votre parcours dans le cinéma comme scénariste, assistante réalisatrice et directrice de casting. Qu'est-ce qui vous a poussé à franchir le pas de la réalisation?
La réalisation, c’est ce que j’ai toujours voulu faire. Je ne l’isole pas pour autant de l’écriture de scénario. Même si c’est un exercice complètement différent. J’aime écrire et réaliser mes projets. J’ai fait mes études dans une école de cinéma en France, avec une spécialisation en scénario et en réalisation. C’était donc clair dès le départ. Mais il m’a peut-être fallu un peu de temps pour m’autoriser à vraiment le faire. Peut-être pour gagner du terrain sans me jeter tout de suite dans l’exposition frontale de mon propre travail. J’avais besoin de comprendre le plateau de l’intérieur, de m’y sentir légitime, avant de risquer qu’on juge trop vite mes premiers pas de réalisatrice.
En réalité, c’est en étant au service d’autres récits que j’ai compris à quel point les miens me brûlaient
Dans Nya, vous choisissez de raconter la Décennie noire à travers le prisme de l’enfance. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Il y avait quelque chose d’évident pour moi à raconter cette histoire à hauteur d’enfant.Je ne voulais pas d’un regard analytique ou trop frontal. Je cherchais une forme de perception plus intuitive, plus sensible, qui puisse transmettre la violence d’un moment sans en faire une démonstration.
L’enfant perçoit tout. Il sent les non-dits, les silences, la peur dans les gestes, l’étrangeté dans les regards. Il voit sans encore avoir le langage pour nommer. Et c’est exactement cet endroit-là que je voulais explorer. Dans Nya, j’ai voulu un contexte en toile de fond et une histoire universelle. Et pour ça, le regard d’un enfant est le plus puissant : il capte la vérité, brute, sans filtre, mais avec une forme de grâce.
Et puis, ce prisme-là correspond aussi à ma manière de traiter mes sujets : j’essaie de les aborder avec subtilité, avec poésie, sans jamais tout dire ni tout montrer. L’enfance permettait ça. Elle ouvrait un espace de mise en scène qui respecte les silences, qui suggère plus qu’elle n’assène tout en faisant émerger une émotion vive. L’enfance, c’est aussi ce qu’on cherche à protéger. Quand elle est touchée, c’est toute la société qui vacille.
Le personnage d’Anya semble évoluer dans une forme d’innocence suspendue en contraste avec le contexte historique. Comment avez-vous travaillé cette dualité ?
Je voulais que le film soit traversé par une tension invisible. On sent dès le départ qu’il y a quelque chose qui ne va pas, mais on ne sait pas encore quoi. Anya, elle, est dans sa bulle. Une bulle d’enfance, d’insouciance, de rituels, de quotidien. Et petit à petit, au fil du film, cette bulle se fissure. Elle sent que quelque chose se passe. Elle ne comprend pas tout, mais elle perçoit. Et à la fin, sa bulle éclate.
Ce qui m’importait, dans Nya, c’était de rester au plus près d’Anya. De son point de vue à elle. Son regard, malgré tout ce qui l’entoure, reste doux, curieux, fragile.
Visuellement, j’ai travaillé ça avec des cadrages resserrés, beaucoup de hors-champ, une grande attention à la lumière, aux décors , aux costumes (que nous avons confectionnés nous-mêmes pour les comédiennes) ainsi qu’à la musique et aux effets sonores.
Dans la mise en scène de Nya j’ai aussi choisi d’adapter les mouvements de caméra à l’état intérieur des personnages : des mouvements lents, presque flottants, quand je filme Anya, pour refléter son monde intérieur, sa rêverie, son décalage poétique avec la réalité ; et des mouvements plus rapides, plus nerveux, avec la mère, qui est constamment en train de réagir à un contexte instable, plus ancrée dans l’urgence, dans l’action du quotidien.Tout ceci visait à créer un monde sensoriel et suspendu.
J’ai aussi beaucoup dirigé la petite actrice, Melissa Benyahia, dans une forme de simplicité, et surtout de jeu, d’enthousiasme. Je crois qu’on ne peut pas diriger un enfant sans créer une vraie connexion. Et cette connexion, elle passe par le jeu, par la confiance, par l’écoute.
Pour moi, faire ce film, c’était comme déposer de l’attention dans chaque mini-maillon : chaque scène, chaque regard, chaque silence. Mettre de l’énergie, de la conscience, de l’authenticité, mais aussi de la simplicité.
Le cinéma algérien contemporain, notamment celui porté par les femmes, semble explorer avec subtilité les blessures de l’Histoire. Vous sentez-vous appartenir à une génération de cinéastes?
Oui, complètement.Je pense que je fais partie d’une génération qui cherche, tout d’abord et avant tout, à raconter son histoire, à représenter la culture algérienne, le pays, le peuple, les récits que nous portons ici. Et aussi, en parallèle, peut-être à raconter autrement.On porte certainement tous en nous des traces. Dans ce qui n’a pas toujours été dit peut-être, mais qui se transmet forcément autrement.
Et en tant que femme, je crois qu’on aborde ces récits avec une langue qui nous est propre. Peut-être plus intime, plus fluide.Cela ne veut pas dire que les hommes ne peuvent pas être sensibles ou subtils, mais notre regard est façonné par une expérience différente du monde, et ça se ressent dans la manière de raconter.
En ce qui me concerne, j’ai toujours cherché à faire entendre des voix qu’on n’a pas toujours entendues. À raconter la grande Histoire, oui, mais à travers des moments, des fragments, des histoires individuelles. Et je n’ai jamais voulu faire un cinéma démonstratif. Je préfère suggérer, laisser de la place, travailler dans les creux. Parce que parfois, c’est dans les choses les plus simples ou les plus retenues qu’on fait passer le plus d’émotion.
Quelles sont vos influences cinématographiques ?
Elles sont multiples et mouvantes. Il y a des films qui m’ont marquée pour leur mise en scène, d’autres pour leur émotion pure, et certains pour le silence qu’ils laissent après.
Je me sens proche d’un cinéma qui ose la lenteur, la sensation, la nuance. Un cinéma qui ne donne pas toutes les clés mais qui fait confiance aux spectateurs. Je pense qu’on est influencé autant par les grands films que par des gestes plus fragiles, mais profondément habités. Ceux-là, parfois, changent tout.
