Le cinéaste algérien Mohamed Lakhdar Tati signe avec « Bin U Bin, ailleurs la frontière » une œuvre, à mi-chemin entre le western et le conte philosophique, plongée au cœur de la contrebande d’essence à la frontière algéro-tunisienne. Projeté cette semaine au Festival francophone d’Angoulême pour sa première en France, le film sera diffusé en Algérie aux festivals de Béjaïa et d’Annaba, en septembre. Entretien.

Dzdia : Votre premier long métrage de fiction Bin U Bin, ailleurs la frontière connaît sa première en France au Festival francophone d’Angoulême cette semaine, dans la section Nouveau Regard. De quoi parle exactement votre film ?
Mohamed Lakhdar Tati : Je dirais la découverte de quelque chose que l’on connaît… sans vraiment le connaître : la contrebande. On plonge dans cet imaginaire pendant 1h30 à travers un voyage authentique, dans une région méconnue d’Algérie, à la frontière avec la Tunisie. On y suit un jeune homme, Sa’ad, qui rêve de réaliser un film mais qui se fait happer par un trafic de contrebande d’essence.
Pourquoi avoir choisi ce titre Bin U Bin (Entre-deux en français) ? Qu’est-ce que cette expression raconte du film ?
Elle raconte la contradiction, l'entre-deux. D’un jeune artiste d’abord, que l’on suit et qui est noyé au milieu d’un trafic qui ne fait pas vraiment partie de son monde. Il y a un mariage de contradictions. C’est la première matérialisation de l’expression Bin u Bin.
Bin u Bin raconte surtout la frontière. La frontière nous sépare et nous relie. La frontière qui est à la fois le salut et l’abîme des contrebandiers.
La frontière leur permet de vivre mais c’est aussi, en même temps, une source de danger. On est dans cette contradiction en permanence, ce Bin u Bin.
Comment votre film s’inscrit dans le descriptif de ce phénomène d’actualité ?
La contrebande à la frontière a toujours fait partie de l'histoire de l’Algérie. Pendant la guerre d’indépendance les moudjahidines y faisaient passer des armes, puis dans les années 1990 on a connu un pic de la contrebande : l’essence qui ne coûtait pas cher, les pâtes tunisiennes qui étaient très prisées, plus tard l'électroménager…
Les contrebandiers sont des économistes. Ils connaissent le prix du pétrole, de l’essence, des denrées des deux côtés d’une frontière et les crises jouent en leur faveur. Leur trafic fonctionne comme la bourse et c’est partout pareil, ce n’est pas spécifique à notre frontière algéro-tunisienne. Là où il y a frontière, il y a trafic. Là où il y a frontière, il y a contrebande.
Où s’est déroulé le tournage exactement ?
Le film a été tourné dans les Aurès, on n’a pas été du côté de la frontière mais on a recréé les conditions. On était donc un peu plus à l’intérieur, entre Batna et Biskra dans un village appelé T’kout.
D’ailleurs, petite anecdote, ce qui m’a marqué pendant le tournage c’est la surprise de mes comédiens de voir l’engouement de tout ce village de T’kout.
C’était comme si on était dans un théâtre, avec tout le village en spectateur pour chaque prise. On ne jouait pas que pour la caméra mais pour ceux qui venaient nous voir.
Les habitants étaient présents en permanence, mais d’une discrétion remarquable. Ils suivaient chaque scène, observaient tout sans en perdre une miette, sans jamais perturber le tournage. C’était extraordinaire. Slimane Dazi et Salim Kechiouche (acteurs principaux du film, NDLR), qui ont davantage travaillé en Europe qu’en Algérie, étaient eux-mêmes stupéfaits par cet engouement. Alors qu’en France on travaille généralement dans l’indifférence, les passants font leur vie…

Ce qui est aussi marquant dans ce film, c'est son esthétique. Les paysages hostiles et silencieux de l’Est algérien, sculptés dans la roche. On se croirait dans un western au milieu du Grand Canyon. Ça a été une inspiration pour vous le genre western ?
Oui c’est une inspiration. D’abord la topographie du lieu nous offrait ce clin d'œil mais le western c’est aussi une histoire de frontière, comme mon film. Pendant la conquête de l’Ouest, la frontière était amenée à se déplacer au fur et à mesure des conquêtes, c’est celle qui était censée délimiter - pour les Américains - leur monde civilisé du monde sauvage.
Dans le western, la frontière est sans cesse là, repoussée. Et dans mon film, la frontière n’est certes pas visible physiquement mais elle est également bien centrale. C’est une espèce d’attraction qui modèle les mentalités, les interactions, le rythme…
Il y a aussi dans cette atmosphère rude et rocheuse, un clin d’œil au caractère bien trempé des Algériens
Quelle suite pour Bin U Bin, des dates de sortie en France et en Algérie ?
On cherche des distributeurs pour la France en ce moment. Pour l’Algérie, le film ouvrira les rencontres cinématographiques de Bejaïa le 6 septembre 2025, et sera projeté au Festival du film méditerranéen d'Annaba (du 24 au 30 septembre 2025).