Poète incandescent, figure libre et engagée, Jean Sénac continue d’intriguer l’histoire, la justice et la mémoire. Dans Sénac et son diable, Hamid Grine interroge les non-dits et les zones d’ombre qui entourent la disparition du poète.
Cinquante ans après l’assassinat de Jean Sénac, le mystère demeure. Entre mythe politique et réalité judiciaire, Hamid Grine choisit la rigueur de l’enquête pour livrer Sénac et son diable, un ouvrage qui éclaire d’un jour nouveau la fin tragique du poète. Publié en coédition par Les Rives (Algérie) et Gaussen (France), ce livre se veut à la fois une quête de vérité et un hommage à une figure complexe de la poésie algérienne.
Loin d’un simple récit biographique, Sénac et son diable est le fruit de plusieurs années de recherches minutieuses. Hamid Grine, romancier, journaliste et ancien ministre, remonte les traces laissées par l’homme à la barbe touffue dont l’amour pour l’Algérie ne suffisait pas à dissiper l’incompréhension de ses contemporains.. À travers archives, témoignages inédits et entretiens avec des figures-clés de l’époque, il déconstruit les versions communément admises, notamment celle d’un assassinat à connotation politique.
Le crime d’un homme, pas d’un système
Le 30 août 1973, Jean Sénac est retrouvé mort dans son studio d’Alger, victime de plusieurs coups de couteau et d’un traumatisme cervical fatal. Rapidement, une rumeur s’installe : le crime aurait été commandité par des milieux islamistes ou politiques. Pourtant, Grine, au terme de son enquête, soutient la thèse d’un crime de mœurs. Selon lui, Sénac aurait lui-même, de manière tragique et inconsciente, écrit le narratif de sa mort. Dans des lettres, il évoque son destin à la García Lorca, poète assassiné par les franquistes, et pressent que sa fin serait présentée comme une « affaire de mœurs ».
Un procès oublié
Contrairement à ce que prétendent certains biographes, un procès a bel et bien eu lieu. L’assassin présumé, Mohamed Briedj, un jeune étudiant, est arrêté dès le lendemain des faits. Défendu par une avocate engagée, il est jugé, mais acquitté après révision du procès à la demande de la présidence. Boumediène, alors chef de l’État, aurait pu user d’une amnistie présidentielle, mais choisit de laisser la justice suivre son cours. Un non-lieu est finalement prononcé.
Sénac, poète incandescent et homme en rupture
Dans une Algérie en pleine reconstruction, Sénac incarne une forme d’idéal poétique et de révolte douce. D’origine espagnole, pied-noir, il avait choisi l’Algérie, soutenu la guerre d’indépendance et embrassé la cause nationale. Mais son homosexualité, assumée, et certains de ses écrits, jugés contraires aux valeurs morales de l’époque, l’ont progressivement marginalisé. Son émission Poésie sur tous les fronts, diffusée sur la Radio nationale, fut brutalement arrêtée après la lecture à l’antenne d’un poème jugé choquant. Grine rappelle que cette rupture était d’ordre moral, non politique, contrairement à ce qu’ont soutenu plusieurs auteurs.
Entre justice et mémoire
Ce livre n’est pas un réquisitoire, ni une plaidoirie, précise Hamid Grine: c’est une tentative de restitution, sans passion ni parti pris. Dans Sénac et son diable, il redonne à la vérité sa place, sans chercher à réhabiliter ou accabler, mais à comprendre. Il offre surtout un éclairage rare sur le travail de la police et de la justice algériennes de l’époque, souvent accusées à tort de bâcler l’enquête.
Un devoir de transmission
Au fil des pages, Grine ne cherche pas à ériger Sénac en martyr politique. Il le restitue dans toute sa complexité : poète brillant, militant sincère, mais aussi homme blessé, parfois en dérive. Sénac et son diable est autant un travail d’investigation qu’un récit littéraire poignant. Il redonne la parole à ceux que l’Histoire a fait taire, ou mal écoutés, à commencer par Jacques Miel, fils adoptif du poète, et Nathalie Garrigues, son amie fidèle.
Ce livre s’impose comme une œuvre de mémoire, mais aussi comme un miroir de l’Algérie post-indépendance : ses espoirs, ses contradictions, ses silences. À travers le destin tragique de Sénac, c’est toute une époque que Hamid Grine exhume avec intelligence et sobriété.

Sénac et son diable, Hamid Grine, Éditions Les Rives / Gaussen, 2025.
À lire pour comprendre un homme, un meurtre, et une époque où la poésie était à la fois lumière et danger.