Invitée par le Centre culturel algérien de Paris, Florence Beaugé, ancienne journaliste au Monde, est venue présenter son ouvrage Algérie, une guerre sans gloire. Publiée cette année aux éditions Le Passager clandestin, préfacée par l’historienne Malika Rahal et le chercheur Fabrice Riceputi, cette nouvelle édition “augmentée” nous replonge dans les heures sombres de la guerre d’indépendance.
Initialement publié en 2000, l’ouvrage avait provoqué un séisme en France en brisant le silence autour des viols coloniaux, à travers notamment le témoignage poignant de Louisette Ighilahriz, militante du FLN, victime de viols et de tortures physiques et psychologiques. Un récit à la fois personnel et politique, qui met en lumière la brutalité du système colonial.

L’ouvrage frappe aussi par les confessions du général Aussaresses, les remords tardifs du général Massu, mais également par le refus de reconnaissance du général Bigeard. Autant de postures qui témoignent du long refoulement mémoriel autour de la guerre d’Algérie.
A l’issue de la conférence modérée brillamment par le politologue Naoufel Brahimi El Mili, Florence Beaugé a bien accepté pour Dzdia de revenir sur les principaux enseignements de son livre et sur la nécessité, toujours actuelle, de faire la lumière sur les zones d’ombre de l’histoire coloniale française.
Comment êtes-vous devenue correspondante en Algérie ?
Je suis arrivée en Algérie en janvier 2000. La direction du Monde m’avait affectée à la couverture du Maghreb, et notamment de l’Algérie. Le journaliste en poste à l’époque ne parvenait plus à obtenir un visa. De mon côté, cela tombait à point : j’avais déjà un lien personnel avec le pays. En 1992, j'avais été envoyée par Le Monde diplomatique dans les Aurès, à Batna. Ce premier séjour m’avait profondément marquée. J’avais gardé une forte envie d’y retourner. Alors oui, j’étais heureuse de reprendre le fil de cette histoire.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à l’histoire coloniale ?
C’est une idée reçue : à mon arrivée, je ne travaillais pas du tout sur l’histoire coloniale. Ma mission était de couvrir l’actualité : l’Algérie sortait tout juste de la décennie noire. Il y avait une vie politique à relancer, des élections présidentielles à suivre, une société épuisée par la guerre civile. Le peuple manquait de tout : de travail, d’eau, d’électricité. C’était un peuple traumatisé.
Mais dans ce pays, le passé affleure sans cesse. Le présent et l’histoire s’entremêlent en permanence. C’est donc en plus de mes reportages quotidiens que j’ai commencé à explorer le passé colonial. Je ne l’ai pas fait à la place de mon travail de terrain, mais en complément.
Comment avez-vous obtenu les aveux de généraux français sur la torture ?
J’ai interviewé le général Massu deux fois. Il s’est montré relativement ouvert, je crois, parce qu’il avait été bouleversé par le témoignage de Louisette Ighilahriz. Cette ancienne moudjahida ne cherchait pas à se venger, elle voulait remercier son sauveur, un certain Richaud, médecin militaire de la 10ᵉ division parachutiste, qui l’avait sauvée et qui était décédé deux ans plus tôt. Il était l’un des meilleurs amis de Massu. Cette attitude, loin de la rancœur, l’avait touché. Il n’y avait pas que l’horreur, il y avait aussi la fraternité, puisque quelqu’un l’avait sauvée. Il a compris que ma démarche était avant tout de comprendre. Je ne voulais pas salir, mais éclairer. Louisette portait un message de reconnaissance, pas d’accusation. C’est cela qui a rendu l’échange possible.
Quel a été l’impact des témoignages sur les viols pendant la guerre ?
Très peu de femmes ont accepté que leurs témoignages soient publiés avec la mention explicite du viol. Deux ou trois tout au plus : Louisette Ighilahriz et Baya Laribi dite Baya El Kahla. D’autres m’ont parlé, mais sous couvert d’anonymat. J’ai donc changé les noms, les lieux, les circonstances.
Malgré cette rareté, ces paroles ont eu un impact : aujourd’hui, de nombreux chercheurs travaillent sur la question des violences sexuelles durant la guerre d’Algérie. Mais il faut le dire : les historiens ont encore du mal à l’intégrer pleinement. Pourquoi ? Parce que ces faits ne figurent pas dans les archives officielles. Il faut des témoignages oraux pour ça.
Le Monde a-t-il soutenu vos enquêtes si sensibles ?
Globalement, oui. Le journal m’a soutenue, même s’il y a eu des moments de tension. Je pense notamment à un article où je rapportais que Louisette Ighilahriz avait été torturée, et que Massu et Bigeard lui rendaitent visite. Cela a provoqué une vive réaction d’Edwy Plenel, alors directeur de la rédaction. Il m’a dit : « Jamais nous ne sommes allés aussi loin dans la mise en cause de hauts responsables militaires. » Il m’a demandé une extrême rigueur.
Mais oui, il m’a accompagnée. Sur des sujets comme les viols, ou l’implication de figures comme Jean-Marie Le Pen, Le Monde a publié mes enquêtes. L’impact de ces articles, je ne me l’attribue pas uniquement : c’est aussi parce que c’était Le Monde. Et pour cela, j’ai beaucoup de reconnaissance.
Quel regard portez-vous sur la crise actuelle entre la France et l’Algérie ?
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, je ne pense pas que cette crise soit entièrement négative. Elle force à poser sur la table à la fois le passé et le présent. La cause immédiate de la discorde, c’est sans doute la question du Sahara occidental. Mais les racines profondes, elles, sont historiques.
Ce passé colonial n’a jamais été digéré, ni reconnu politiquement. La France a certes fait des gestes pour Maurice Audin, Ali Boumendjel, Larbi Ben M’hidi, mais cela ne suffit pas. Il faudrait une reconnaissance officielle, claire, assumée, de sa responsabilité dans les crimes de la colonisation. C’est à ce prix, je crois, que nous pourrons un jour sortir de l’impasse.