Dans un échange sans filtres et profondément sincère, nous avons eu la chance de rencontrer Esraa Warda, chorégraphe, performeuse et passeuse de mémoire, lors de son passage à Alger. Entre New York et l’Algérie, elle trace une trajectoire artistique habitée par les héritages populaires, les danses marginalisées, et une vision politique de la scène. Elle nous livre ici, avec intensité et générosité, son parcours, ses convictions et ce qui anime son geste dansé.

Peux-tu te présenter et nous dire d'où tu viens ?
Je m’appelle Esraa Warda. Je suis chorégraphe, performeuse, curatrice et professeure de danse. Je suis née et j’ai grandi à New York, dans une famille originaire d’Algérie. Mon parcours s’inscrit à la croisée de l’art et de l’université, entre une formation académique rigoureuse et une immersion profonde dans les danses traditionnelles algériennes. Mon univers artistique est nourri de vibe de "living room" "salon" dans les espaces sociaux "informels"
Comment es-tu arrivée à la danse ? Quel a été le déclic ?
La danse a toujours été là, comme une évidence. Mais le véritable déclic s’est produit en Algérie, lors d’un mariage familial. J’avais douze ans. Ce moment, à la fois intime et sensoriel, a été une sorte de choc esthétique et émotionnel. Quelque chose s’est éveillé en moi, comme si je retrouvais une part oubliée de mon identité. Mon oncle a été la première personne à m’encourager à danser ; c’est chez lui que j’ai compris que je pouvais incarner une mémoire, un récit, à travers le corps.
Ce que j’ai ressenti là-bas, dans un contexte familial, populaire, ancré dans le quotidien, avait un sens profond. C’était chez moi, à la maison, dans mes racines. C’est à ce moment que j’ai compris que la danse n’était pas seulement un art, mais aussi un langage, un refuge, un outil de transmission.
Comment ton parcours s’est-il professionnalisé ? Et quel sens donnes-tu à ta démarche artistique ?
J’ai commencé à me professionnaliser à New York, après des études à l’université, au City College où j’ai étudié les sciences politiques et les études de genre, je me suis investie dans le quartier populaire de Harlem, en travaillant dans des programmes extrascolaires artistiques, souvent dans des communautés du MENA, notamment auprès de jeunes filles.
Ce sont elles, en dansant librement, sans cadre formel,qui m’ont incité à leur transmettre ce que je savais. Ce qui était, au départ, un jeu est devenu une pratique sérieuse, presque académique. L’idée a germé : « Je peux et je dois faire ça. » J’ai commencé à proposer des ateliers gratuits, puis cela a pris de l’ampleur. Il y a dix ans, j’ai compris que c’était ma voie, une responsabilité, un destin. Pour bien transmettre, je devais moi-même apprendre davantage, affiner ma pédagogie, comprendre l’essence de ces danses.
Je voulais enseigner ces danses au même niveau de respect et de rigueur que les disciplines académiques occidentales. Car pour moi, danser, c’est activer une archive vivante. Chaque geste est un fragment de mémoire. C’est une manière d’honorer ceux et celles qui nous ont précédés, de raconter leurs joies, leurs douleurs, leurs luttes. La danse est une institution populaire. Quand je la pratique, je deviens un médium, je fais circuler une histoire, une mémoire incarnée. Il y a dans ma démarche une dimension mystique : on peut parfois comprendre plus de quelqu’un en observant ses gestes qu’en écoutant ses paroles.
Quels projets artistiques ou collectifs as-tu portés récemment ?
Depuis une dizaine d’années, je mène des projets qui croisent danse, mémoire culturelle et transmission populaire. Deux projets m’ont particulièrement marquée : d’abord une collaboration de quatre ans avec Cheikha Rabia, icône du raï et de la gasba installée à Paris. Elle a changé ma vie, en me connectant à une source profonde d’inspiration. Ensuite, Kaièn, un projet musical et chorégraphique porté par des artistes comme Youcef Grim, directeur musical et artistique du projet et Toufik Aoun (chanteur principal), ce dernier vient de l'école andalouse algérienne mais très ancré dans les musiques du terroir du pays. Kaién ce n’est pas un projet nationaliste, mais un projet d’enracinement pluridisciplinaire mêlant musique, danse, chant, poésie, qui ravive le patrimoine algérien dans une perspective contemporaine, en particulier en valorisant les voix marginalisées, notamment féminines.
Notre premier single, Ourgla El Gor, ou encore Ouargla Wech Daret l'França (Ce que l'Algérie a fait à la France) est une chanson du terroir de l’ouest-algérien tombée dans le domaine public, nous l’avons revisitée pour rendre hommage à un village de Tlemcen de résistants face à la colonisation française. Nous avons ravivé une chanson cachée, l’avons réinterprétée avec la gasba et le guellal, et réalisé une performance en studio. Ce travail s’accompagne toujours d’un volet éducatif qui évolue au gré de la réception critique du public.
Que penses-tu de la manière dont certaines institutions algériennes intègrent les danses traditionnelles dans des cadres académiques ou scéniques ? Est-ce une valorisation ou une dénaturation ?
C’est une question délicate. Dans de nombreux pays d’Afrique, à l'instar de l’Algérie, ainsi qu’au Moyen-Orient, les danses populaires ou rituelles sont souvent perçues comme trop expressives, trop sexuelles, trop indomptables. Résultat : on les neutralise. On les adapte à des formats scéniques, souvent occidentalisés, en gommant ce qui fait leur essence : la circularité, la répétition, la transe, l’énergie brute. Cela s’appelle du whitewashing culturel.
Toute création implique une part de réinterprétation. Ce qui importe, c’est l’intention, l’honnêteté dans la transmission. Dire tout simplement qu’il s’agit d’une réinterprétation et non du geste originel. Il faut savoir si on documente, si on recrée, ou si on détourne. Ce sont des gestes différents, qui appellent à des responsabilités différentes. La "balletification" de danses traditionnelles focalise sur "l'esthétique," et moi je focalise plus sur "le feeling.
Il est important que les troupes de danse soient transparentes quant à leur style : qu’elles précisent s’il s’agit d’un style modernisé ou simplement influencé par des formes traditionnelles, sans pour autant être traditionnel à proprement parler.