Des toiles lacérées à la lettre divine : critique d’un art sacré et organique
C’est le récit d’un soir où l’Histoire et l’art s’inclinent ensemble dans le même geste. L’inauguration de l’exposition Au commencement était l’Alif, ce 17 juin 2025 à la Grande Mosquée de Paris, marque l’un de ces instants suspendus, où le sacré accueille l’esthétique avec la pudeur des noces retrouvées. L’artiste Salim Le Kouaghet, pionnier de l’École du Signe et maître de la lacération transfigurée, y dévoile une œuvre enracinée, vibrante, habitée. Un événement organisé par Ayn Gallery, dirigée par Mme Yasmine Azzi-Kohlepp.

Dans le patio de la Grande Mosquée, aux mosaïques aussi anciennes que les prières, le silence contemplatif du public ne trompe pas : quelque chose d’essentiel se joue ici. L’Alif, première lettre de l’alphabet arabe, devient la matrice de tout un langage plastique. Verticale, tendue vers l’élévation, elle irrigue les toiles carrées comme un fil d’or. Mais chez Salim Le Kouaghet, rien n’est jamais figé. L’Alif n’est pas simple calligraphie : elle est brèche, faille, ouverture. « La lacération m’a ouvert pour la première fois une ouverture sur la première lettre », confie-t-il dans un souffle, comme s’il avait, un jour, lacéré non pas un livre mais la nuit elle-même.
Son geste artistique naît du livre éventré une agression d’abord, un apaisement ensuite. C’est là toute la dialectique de son œuvre : tension et transcendance. L’artiste-poète, diplômé des Beaux-Arts de Constantine, d’Alger, de Metz, de Paris, porté par la pensée du grand Frank Popper, trouve dans cet acte violent une renaissance. Les cicatrices deviennent lettres. Les clous, des ponctuations. Et les agrafes, des sutures du monde.
Wast-ed-Dar, cœur battant de l’œuvre
L’exposition prolonge la série Wast-ed-Dar, ce « centre de la maison » si cher aux intérieurs de nos montagnes, hauts plateaux et cités anciennes. Espace sacré, souvent féminin, où s’ancre la mémoire des foyers. Là encore, le format carré s’impose : juste, équilibré, comme un tapis suspendu entre tradition et abstraction. À sa manière, Salim Le Kouaghet réinvente le motif berbère. Il l’étire, le cloue, le transfigure. Il y incruste des fragments de son histoire, et des prénoms familiers « la maison c’est forcément la famille », dit-il, comme on évoque un secret connu de tous.
Dans cet espace, l’Alif devient totem. Il se dresse comme un pilier sculptural, entre ciel et terre, entre la mémoire du geste artisanal et la modernité d’un art radical. Ce n’est plus seulement un signe, c’est une trajectoire : celle d’un homme en quête d’origine. D’un Algérien qui parle depuis Paris sans jamais trahir sa montagne natale. D’un poète qui creuse le silence de la matière pour y inscrire des lettres-mémoire.
De la lumière à l’encre
La trajectoire de Salim Le Kouaghet n’a rien d’accidentel. Éclairagiste à l’Olympia pendant vingt ans, il a su dompter la lumière avant de maîtriser la toile. Son pinceau porte encore les traces de ces faisceaux scéniques. Ses œuvres vibrent d’un clair-obscur profond, presque mystique, où l’ombre ne signifie pas l’absence, mais le terreau. Il y a du Tàpies dans la texture, du Fontana dans la lacération, du Mehdi Qotbi dans le signe. Mais l’œuvre de Le Kouaghet demeure inclassable : c’est celle d’un homme qui a vu la lettre se faire chair.
Une exposition-matrice
Au commencement était l’Alif n’est pas une simple exposition. C’est un retour aux sources. Un dévoilement. Une incantation. En la plaçant au cœur de la Grande Mosquée de Paris, le recteur Chems-Eddine Hafiz ne s’est pas trompé : « C’est historique », dira Salim Le Kouaghet lui-même, avec l’humilité de ceux qui savent ce que l’histoire exige. Car exposer dans ce lieu n’est pas neutre. C’est faire de l’art un trait d’union entre les croyants et les artistes, entre l’héritage et la création.
Enfin, disons-le : Ce qui frappe dans les toiles et sculptures de Le Kouaghet, c’est leur temporalité inversée. Elles semblent venir d’un futur ancestral. Elles nous regardent depuis un passé à venir. L’Alif qu’il trace n’est pas seulement une lettre, c’est une direction, un souffle, une insurrection douce contre l’amnésie contemporaine. À travers ses œuvres, « il suffit de voir l’élément de l’élévation du livre », dit-il. Et c’est vrai : chaque tableau est un livre vertical, chaque sculpture, un verset muet.
À ceux qui cherchent une Algérie vivante, un islam du geste et non du dogme, un art qui n’a pas honte de sa spiritualité, l’exposition Au commencement était l’Alif est une halte nécessaire. Le Kouaghet y creuse l’origine avec la patience du calligraphe et la rage du poète. C’est beau. C’est essentiel. Et c’est à voir.
📍 Grande Mosquée de Paris — jusqu’au 30 juillet 2025.